L’Union –nationale- nie la force
La douleur et l’émotion après l’attaque qui a frappé mercredi 7 janvier la rédaction de Charlie-Hebdo occupent un espace temporel au cours duquel la recherche du collectif et l’introspection intime de chacun d’entre nous doivent être respectées. Mais parce que justement il s’agit d’un assassinat politique perpétré à l’encontre d’un organe de presse, la réaction publique qui progressivement se façonne prend elle aussi une dimension politique et, qu’on le veuille ou non, est porteuse de conséquences. Il serait dès lors inconséquent de déserter ce terrain malgré le chagrin qui nous étreint. La volonté affichée par certains « d’union nationale » ou « d’unité nationale » est en effet un piège dont les progressistes doivent se défier, faute de quoi le lâche assassinat de mercredi deviendrait un levier réactionnaire en plus d’être déjà le témoignage de l’obscurantisme.
Dimanche 11 janvier, une grande mobilisation est prévue à Paris et dans de nombreuses villes de France. Beaucoup voudraient que celle-ci s’inscrive dans le prolongement des premières déclarations du Président de la République qui dès mercredi appelait à « l’unité nationale face à la barbarie ». Fort heureusement, les rassemblements qui ont eu lieu partout en France ce soir-là ne relevaient pas d’injonctions communes à l’unité de la part de partis du système sinon d’invitations faites aux citoyen-ne-s de se rassembler pour partager ensemble dans la fraternité républicaine un deuil qui nous frappe tous.
Changement de ton dès le soir même où les manœuvres de récupération ont commencé. Voilà qu’une mobilisation était appelée pour le samedi par différentes organisations anti-racistes avant d’être le lendemain déplacée au dimanche, l’annonce en ayant été faite par … Matignon ! Le cirque de l’unité et de l’union nationale pouvait lancer sa représentation. Reçu au même moment à l’Elysée par son successeur François Hollande, Nicolas Sarkozy assurait que le rendez-vous de dimanche devait être «un moment d’unité pour tous les Français» avant d’ajouter au nom du bon sens bovin pour mieux détourner l’attention : «On est dans l’émotion, pas dans la politique ».
À la sortie des réunions communes entre organisations politiques, le piège de l’union ou de l’unité nationale s’était déjà refermé. A défaut d’être formalisée par écrit dans un texte d’appel, l’unité nationale apparaissait de fait entre les protagonistes signataires allant du Front de Gauche jusqu’à l’UMP. Et naturellement, la discussion se cristallisait sur la seule présence ou non du FN dans le cadre de cette unité nationale, reconnaissant par là les vertus de ladite union entre organisations pour peu que le FN en soit exclu. Le point était marqué pour les amis siamois de l’alternance de façade qui avaient réussi à prendre en plus dans leur filet une partie de l’autre gauche.
La droite pouvait dès lors s’en donner à cœur joie pour dénoncer l’exclusion du FN : «Il n’est pas acceptable que le Front national soit exclu pour une manifestation d’unité nationale» faisait savoir jeudi soir le secrétaire général de l’UMP Laurent Wauquiez pendant que François Bayrou considérait que «l’unité nationale pour exister doit se donner comme règle qu’on n’exclut personne». Il se trouvait même des responsables du Front de gauche pour reprendre l’argumentaire. André Chassaigne, patron des députés FDG, assénait ainsi : «Des partis qui ne partagent pas nos valeurs de solidarité et bâtissent leur stratégie sur le clivage et le rejet n’ont pas leur place dans cette union nationale» reconnaissant ainsi le ralliement à une union nationale qu’il prenait soin de nommer.
Arrivé à ce stade, il convient de bien prendre conscience des dangers que révèle cette union nationale dès lors que l’on veut bien considérer celle-ci comme un acte politique qui est posé. L’union nationale n’est jamais anodine. Elle est par exemple apparue pour affronter ou sortir d’une crise majeure. Cela a pu être l’union sacrée qui a accompagné la Grande guerre. Cela a aussi pu être trente ans plus tard le CNR avec bien vite toutes les limites de l’exercice. Pareille crise n’existe pas ici sauf à considérer l’assassinat politique perpétré contre Charlie-Hebdo comme le début d’une croisade contre le terrorisme islamique. Mais l’union nationale vise aussi bien souvent à développer plus avant encore une politique qui heurte de plein fouet la souveraineté populaire. La multiplication des dits gouvernement d’union nationale aujourd’hui en Europe est le remède oligarchique pour poursuivre les politiques d’austérité rejetées par les peuples. L’union nationale est enfin le vocabulaire des fascistes qui use de cet artifice pour dépasser les classes et transformer le bon sens en sens commun.
L’union nationale, c’est aussi le rassemblement autour d’un ennemi commun. Quel est-il ici ? Quelle est cette « barbarie », thème générique dans lequel François Hollande, Nicolas Sarkozy et les autres enveloppent le fondamentalisme islamique pour mieux couper les racines ? Qui ne voit pas que l’artifice de l’union, ici nationale, est en même temps l’exonération de la production par le capitalisme et sa version mondialisée et financiarisée d’un déséquilibre géopolitique producteur des conflits dont il se nourrit ?
Nous savons trop comment les moments de rupture/rassemblement comme ceux proposés aujourd’hui sont propices à la mise en œuvre de ce que Naomie Klein appelle la théorie du choc. Le discours de l’union permet d’ouvrir les fenêtres pour rejeter à l’extérieur des gages en matière de liberté mais aussi de droits sociaux ou environnementaux. Chacun-e a en mémoire le Patriot Act sécuritaire et liberticide américain adopté dans la foulée du 11 septembre 2001. Or dès vendredi 9 janvier, Manuel Valls affirmait qu’ « il sera sans doute nécessaire de prendre de nouvelles mesures » pour « répondre à la menace terroriste » à l’occasion d’une réunion des préfets au ministère de l’Intérieur. Cette fois, c’est donc la porte qui est ouverte au renforcement d’un arsenal législatif sécuritaire déjà largement fourni et donc l’accroissement ne pourrait se faire sans toucher aux libertés individuelles et collectives.
Politiquement, cette unité de façade est également d’autant plus difficile à tenir qu’elle inscrit insidieusement dans les esprits la convergence entre les partis du système au nom d’un intérêt présenté comme général puisque commun. La bataille qu’il faudra mener demain contre la loi Macron est rendue de ce fait d’autant plus compliquée que des parlementaires UMP (Mariton, Lefevre, Mariani) ont annoncé qu’il se ralliaient au projet de loi du banquier ministre et que transparait une convergence qui effleure l’union. Il en est de même pour les apostrophes et anathèmes lancés à la face du peuple grec et de Syrisa qui ne peuvent qu’être fondés puisqu’ils viennent conjointement de partis qui non seulement représentent des sphères politiques différentes mais qui sont qui plus est suffisamment raisonnables pour faire passer un intérêt dit général avant leurs querelles boutiquières. Sans compter que la légitimité de l’unité sera dimanche étayée par la venue de tout ce que l’oligarchie européenne compte de représentants avec la présence de Mariano Rajoy, David Cameron et autres membres du conseil et de la commission européenne qui accomplit actuellement ses basses œuvres.
Pendant ce temps-là, quand la singularité s’abandonne dans le champ politique pour coller à l’émotion et au rassemblement des organisations, sans même avoir besoin de se placer en extériorité par rapport au système, le Front national engrange la labellisation. Et bénéficie à plein de la transformation d’une initiative qui aurait dû se faire sur les bases du rassemblement républicain et de l’universalisme qui le caractérise et qui vire in fine à l’amalgame interclassiste.
La réponse de ceux qui ont l’humanisme universel chevillé au corps aurait dû être d’inviter les citoyen-ne-s à manifester lors du rassemblement de dimanche leur fraternité républicaine. Au lieu de ça, ce rassemblement vire à l’œcuménisme politique imposé sous le label des partis. De la même manière que la laïcité à laquelle nous devrions nous ressourcer par les temps qui courent ne saurait être réduite à l’égalité de traitement des religions mais garantit au contraire la liberté de conscience, de croire ou de ne pas croire, sa transcription dans le champ des forces politiques aurait voulu que l’appel à la marche de dimanche se fasse au nom d’un rassemblement républicain et de ses valeurs universalistes. Le peuple, qui constitué en France en corps politique se définit en tant que Nation, aurait alors pu faire la démonstration de ce qui le transcende au lieu de se retrouver fragmenté derrière des chapelles qui, en voulant accoler des différences, ne peuvent masquer qu’elles sont autant de prédicateurs d’un même clergé oligarchique.